18. Skidbladnir

Le navire des dieux était là, juste sous leurs yeux, posé dans l’herbe verte. Il brillait dans la lumière du soleil. Sa solide coque avait la couleur du sang, et des ornements d’or et d’argent, des pierres précieuses et des sculptures dédiées aux grands guerriers le rendaient encore plus majestueux. Sa voile, d’une éclatante blancheur, portait deux bandes d’inscriptions runiques sur ses bords. De grands boucliers, forgés de main de maître par les nains, représentaient les plus glorieuses batailles vikings. Une figure de proue en bois, représentant une tête de dragon prêt à mordre, s’anima devant les adolescents qui s’approchaient :

— Bonjour, je suis Skidbladnir et je dois vous reconduire sur le continent ! Montez à bord, vous êtes les bienvenus !

Une passerelle tomba lentement à tribord. Béorf murmura en grimpant sur le pont :

— J’espère qu’il y a de quoi manger sur ce rafiot ! Je commence à avoir vraiment faim !

— Il y a tout ce qu’un béorite peut désirer se mettre sous la dent ! répondit la figure de proue. Il y a une table, sur le pont inférieur, qui regorge de victuailles. Il y a des fruits, de la viande, des légumes et des gâteaux ! Servez-vous !

— Euh… merci bien…, balbutia le gros garçon, un peu embarrassé.

— Est-ce qu’il y a des cafards et des vers blancs ? demanda la gorgone en riant.

— Oui, confirma le bateau. Je m’adapte aux goûts de mes passagers et vous trouverez sur la table tous vos plats préférés. Les dieux du panthéon nordique se font un point d’honneur de satisfaire les voyageurs qui empruntent Skidbladnir.

— Eh bien ! s’écria Amos. Nous ferons sûrement un excellent voyage.

— Je monte le coffre ? demanda la figure de proue.

— Oui, s’il vous plaît, répondit Amos.

La figure de proue ouvrit la bouche et saisit le coffre entre ses dents de bois. Elle le déposa ensuite délicatement sur le pont.

— À bord de Skidbladnir, expliqua-t-elle ensuite, vous êtes hors du temps. Une heure sur ce drakkar représente une seconde dans le monde des hommes. Voilà pourquoi ce navire est si rapide. Nous allons toujours à Upsgran ?

— Oui, confirma Amos, mais avant, nous devons récupérer des amis en route. Ils sont prisonniers d’un trois-mâts à la dérive. J’aimerais aussi faire quelques recherches en mer pour retrouver trois guerriers, trois béorites en fait !

— Vos amis ne sont plus là, répliqua la figure de proue. On ne vous a pas informés ?

— Comment cela, plus là ? ! s’écria Béorf, inquiet. Où sont-ils alors ? Nous irons les chercher là où ils se sont échoués, c’est tout !

— Tu ne comprends pas, jeune béorite…, enchaîna la bête de bois. Je les ai moi-même reconduits à Asgard, le domaine des dieux. Piotr le Géant a terrassé, à lui seul, un terrible serpent de mer. Malheureusement, il n’a pas survécu à ses blessures. Helmic l’Insatiable et Alré la Hache ont été noyés par des merriens. Les créatures aquatiques, appelées par Loki, ont pris leur revanche sur ces deux valeureux guerriers. Les béorites ne sont pas très habiles pour combattre dans l’eau et, malgré tous leurs efforts, ils ont été sauvagement assassinés. Rutha la Valkyrie, Hulot Hulson dit La Grande Gueule, Banry et les frères Azulson, Goy et Kasso, ont été à leur tour envoyés au fond de l’océan et livrés aux merriens. Ils ont connu une mort rapide et sans souffrance. Eux aussi ont tenté du mieux qu’ils ont pu de se défendre, de rendre coup pour coup, mais sans succès. Le destin des béorites a été scellé par la volonté du dieu Loki. Je ne voudrais pas être à sa place lorsque Odin lui mettra la main dessus, il sera peut-être puni…

Amos et Béorf avaient éclaté en sanglots en entendant ce qui était arrivé à leurs amis.

— PEUT-ÊTRE PUNI ! hurla le porteur de masques, furieux. Les dieux ne comprennent rien à rien ! Nous ne sommes que des pions pour eux ! Des pièces d’un jeu qu’ils manipulent à leur guise… Béorf et moi avons perdu de véritables amis. Des gens que nous aimions de tout notre cœur ! Loki a volontairement provoqué la mort de huit personnes et il sera PEUT-ÊTRE puni !

— Mais…, répondit Skidbladnir, huit personnes, ce n’est rien ! Bien plus de gens sont morts en se battant pour leur dieu, les guerres de religion ont fait des millions de morts. Pourquoi les dieux devraient-ils châtier sévèrement Loki ? Pour huit mortels ?

— Voilà ce que nous sommes pour eux ! s’écria Amos. Des mortels ! De simples créatures mortelles sans avenir dont le destin est lié à leurs bonnes grâces ? C’est tout ce que nous sommes ?

— Oui, confirma la tête de proue. Vous êtes des insectes devant les divinités de ce monde. Vous êtes les petits soldats des dieux et ceux-ci s’affrontent par votre intermédiaire. La Terre est un immense champ de bataille peuplé de créatures étranges. Tous les jours, vous vous battez entre vous, vous tuez et vous assassinez votre prochain au nom des dieux. Toi-même, n’as-tu pas tué des gobelins ? Un dragon ? Et Béorf n’a-t-il pas éliminé plusieurs gorgones à Bratel-la-Grande ?

— Nous ne faisions que nous défendre ! rétorqua le gros garçon. Nous répondions à l’agression par la violence parce que nous n’avions pas le choix.

— On a toujours le choix ! assura la figure de proue d’un ton paternaliste.

— Eh bien, lança Amos, si c’est vrai que nous avons toujours le choix, j’ai fait le mien… Je descends de ce bateau. Je n’ai pas besoin des dieux et de leur morale, pas besoin de leurs sermons et de leurs faveurs. MOI, je suis un homme et je choisis de prendre complètement en main ma destinée et de ne rien attendre d’une divinité. Ma mission est de rétablir l’équilibre du monde et, pour cette raison, je ne veux pas profiter des faveurs de Freyja, ni de celles d’Odin ! Je ne demande rien aux dieux du bien et je ne veux aucune grâce des dieux du mal. Rétablir l’équilibre veut maintenant dire pour moi combattre les dieux pour donner à toutes les créatures de la Terre un monde à leur image, et non façonné par une quelconque volonté divine !

— TU BLASPHÈMES ! s’indigna Skidbladnir. Il faut choisir un camp, tu ne peux pas demeurer neutre, tu ne peux pas vivre sans guide, tu ne peux pas choisir… Tu n’es qu’un humain ! Reste, sinon…

— SINON QUOI ? hurla Amos. Essaie de me retenir à bord et tu verras comment un simple mortel est capable de t’enflammer en claquant des doigts. Ne me menace plus jamais ou tu en subiras les conséquences. Je suppose que si la vie de huit béorites, huit de mes amis, ne compte pas, eh bien, l’existence de Skidbladnir n’a pas plus d’importance pour les dieux. Tu es probablement aussi facilement remplaçable qu’un humain, un gnome ou une fée ! Je descends… et ne t’avise pas de me défier !

Amos quitta le navire d’un pas rapide et marcha, en rageant, vers la falaise. La figure de proue du navire baissa la tête et ne fît rien pour le retenir.

En marchant, Amos entendait encore dans sa tête les chansons de Banry et revoyait la figure ronde de Hulot. Il repensait à l’énergie d’Helmic, aux altercations de Goy et de Kasso et à la tendresse de Rutha. Il se rappelait le courage de Piotr et d’Alré en s’imaginant que la mort les avait tous réunis dans un éternel banquet.

Le porteur de masques avait les larmes aux yeux et le cœur lourd. Il venait de perdre des amis, des gens qui l’avaient accueilli comme un des leurs et qui l’aimaient véritablement.

— Moi aussi, je descends…, dit fermement la gorgone. Freyja m’a ramenée à la vie et je lui en suis reconnaissante. Malgré cela, je ne vais pas non plus me soumettre aux volontés des dieux. Les divinités gorgones ne nous ont jamais enseigné l’amitié. C’est Amos et Béorf qui m’ont rendue meilleure, et personne d’autre. Je ne dois rien aux dieux, j’ai une dette envers ceux qui me font grandir et ceux qui me respectent… même si je suis différente ! Ne me retiens pas non plus… Je pourrais avoir envie de te montrer mes yeux. J’ai le clin d’œil très… très pétrifiant…

La jeune gorgone descendit fièrement du navire, le dos droit et la tête haute. Skidbladnir lança alors à Béorf d’un ton complice :

— Alors, je te ramène chez toi, jeune béorite ? Partons, fils d’Odin !

— Je ne suis pas le fils d’Odin, répondit hargneusement le gros garçon. Je suis le fils d’Évan et d’Hanna Bromanson.

Béorf lança par terre le marteau et le bouclier de Freyja.

— Tu rapporteras ça à la déesse, je n’en veux plus ! Je viens de comprendre bien des choses. Il y a chez mon peuple une vertu qui s’appelle la fierté ! Nous avons subi, à cause d’une histoire de collier, une malédiction qui a mis notre race en péril. Une simple mésentente entre les dieux a provoqué la mort de mes parents, de mes amis et menacé la pérennité de centaines de béorites. Tout cela pour un… pour un stupide collier. Tu diras à Freyja qu’on n’achète pas un membre de la famille Bromanson avec des babioles magiques. Je suis venu plaider la cause de ma race et je n’oublierai jamais que c’est à cause d’Odin et de sa future épouse que j’ai perdu des gens que j’aimais de tout mon cœur. Je ne combattrai pas pour une déesse, ni pour le bien, ni pour le mal. Je combattrai aux côtés de mes amis pour libérer le monde de l’emprise des dieux. J’aime mieux mourir de faim que d’entreprendre un voyage reposant sur le bateau de mes ennemis…

Le gros garçon laissa derrière lui son bouclier et son marteau magique. Il n’en avait plus besoin. Les véritables béorites se battaient avec leurs griffes, leurs dents et leur courage ; ces trois choses, il les avait déjà. Béorf saisit le coffre contenant le dragon et descendit rejoindre ses amis.

Derrière lui, Skidbladnir, le drakkar des dieux, disparut lentement.

Les trois adolescents, côte à côte et les cheveux dans le vent, regardaient l’océan. L’eau s’étendait devant eux à perte de vue. Après un long moment de silence et de contemplation, Béorf lança :

— Ouais… On est vraiment dans la merde !

Amos et Médousa éclatèrent de rire.

— Vraiment ! reprit Amos, hilare. Je dirais même jusqu’au cou…

— Et peut-être même un peu plus, ajouta Médousa en se tapant sur les cuisses.

— En plus, j’ai faim… dit très sérieusement l’hommanimal.

— C’est incroyable ! s’exclama le porteur de masques en se tenant les côtes. Nous sommes au milieu de nulle part, à des milliers de kilomètres de notre terre, nous venons de nous mettre à dos tous les dieux de ce monde, nous avons perdu des amis, manqué notre seule chance de revenir à Upsgran… et Béorf, lui, il a faim !

— Raison de plus pour avoir un creux, rétorqua le béorite. Se mettre tous les dieux à dos, ça creuse l’appétit !

— Je connais une bonne recette de soupe aux vers de terre ! s’écria la gorgone.

— Là, tu vois…, répondit Béorf, je n’ai plus vraiment envie de manger !

— Alorrrs, laissez-moi vous inviter à dîner ! lança énergiquement une petite voix claire derrière eux.

Médousa, Béorf et Amos se retournèrent. Un petit bonhomme, d’un peu moins d’un mètre, à la barbe et aux cheveux roux, se tenait debout dans l’herbe, fumant une longue pipe blanche incurvée. Il avait la moitié des dents complètement pourries, quelques poils dans ses oreilles pointues et un bedon bien rond. Un long manteau vert troué et rapiécé, de grands sabots, une large ceinture de cuir et un chapeau rond semblable à un champignon constituaient l’accoutrement de cette étrange apparition.

— Bonjourrr, je m’appelle Flag Marrrtan Mac Heklagrrrœn, et les habitants de cette île vous doivent une fièrrre chandelle ! Appelez-moi Flag !

— Bonjour, Flag ! Je m’appelle Amos, et voici Béorf et Médousa, fit joyeusement le porteur de masques. Pourquoi dites-vous que vous nous devez une fière chandelle ?

— Allons manger avant ! lança Flag. On ne discute pas bien avec un estomac vide… Il faut vous restaurrrer… Ayez confiance, vous êtes entre bonnes mains. Le peuple lurrrican est pacifique et amical…

— Nous vous suivons ! s’écria Béorf en se frottant le ventre. Mon estomac hurle famine !

Portant le coffre de Baya Gaya, les trois amis suivirent l’étrange petit personnage. Amos regrettait de ne plus pouvoir réduire l’encombrante malle contenant le dragon. Des chevaux sauvages galopaient çà et là en évitant de trop s’approcher du petit cortège. Amos, Béorf et Médousa peinèrent une bonne vingtaine de minutes à marcher dans l’herbe haute avant que Flag ne s’arrête et soulève une trappe dans le sol.

— C’est ici, je vous prrrie de descendrrre ! déclara le Lurican.

Cette trappe était cachée dans l’herbe, à l’extrême ouest de l’île. Amos se demanda comment le petit bonhomme roux avait fait pour la trouver aussi facilement. Il n’y avait pas de repères ni d’indications, aucune balise, borne ou signe quelconque. Cette porte secrète était si bien camouflée qu’elle était indétectable.

— Laissez le coffrrre ici, suggéra Flag. Des amis viendrrront le cherrrcher ! Nous savons ce qu’il contient et nous en prrrendrrrons bien soin !

— Vous nous avez espionnés ? demanda Amos avec curiosité.

— En quelque sorrrte, oui ! Depuis votrrre arrivée entre les pattes du grrriffon jusqu’à votrrre rrrefus de voyager sur Skidbladnirrr… Entrrrez maintenant dans le passage et attention à votrrre tête !

Un long couloir étroit et obscur s’enfonçait dans la terre. Les adolescents empruntèrent le passage en descendant prudemment l’escalier abrupt façonné dans le sol. Le Lurican referma la trappe derrière eux.

Après une interminable descente dans le noir complet, Amos déboucha le premier dans une grotte fortement éclairée. Il mit ses mains devant ses yeux pour les protéger de cette violente lumière. Une immense clameur envahit les lieux. Il s’agissait d’applaudissements ! Une ovation grandiose de centaines de Luricans excités accueillit les trois amis !

La Malédiction de Freyja
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